Vie et Sciences de l'Entreprise 198Ce numéro spécial sur les développements récents en gouvernance d'entreprise se propose de traiter de la diversité des approches utilisées dans ce domaine de recherche. Les quatre articles retenus rendent compte de cette diversité. Tout en portant sur une thématique très étudiée par les recherches sur la gouvernance, l'article consacré au rôle des mécanismes de gouvernance et à la détermination de la rémunération des dirigeants dans les sociétés cotées au SBF120, confronte la littérature, de sources principalement américaines, au contexte français. Il étudie de quelles manières les dirigeants contrôlent et mettent en œuvre des déterminants qui fixent leur rémunération. Un deuxième article traite des pratiques de gouvernance dans un tout autre contexte géographique, celui des entreprises sénégalaises. Ici la question de la gouvernance d’entreprise dans les pays en voie de développement est encore largement sous-estimée. En effet, compte tenu du développement de leurs économies, les pays occidentaux, pour l’essentiel, les Etats-Unis d’Amérique et la Grande-Bretagne en particulier, voient leurs critères adoptés à travers le monde. Partant d'une approche qualitative exploratoire pour le contexte sénégalais, l’article conclut que les modèles occidentaux de gouvernance des entreprises hybrident avec ceux africains. Le troisième article s’appuie sur une approche institutionnelle et met en évidence la montée en puissance de la représentation des femmes dans les conseils d’administration des pays européens. Il étudie l’impact de l’approche normative et juridique en la matière. Le quatrième article rend compte de l’importance de la gouvernance de l’entreprise virtuelle au travers de la supply chain. En effet, l’entreprise virtuelle comme ensemble d’entreprises indépendantes articulées autour d’un projet collectif soulève le problème du pilotage des organisations en réseau. Alors que la supply chain management (SCM), vise la coordination opérationnelle et stratégique des systèmes réticulaires, l’article doute de la capacité du SCM à mettre en œuvre une gouvernance inter-organisationnelle.

Si l’ensemble des approches présentées contribue à actualiser les connaissances sur la gouvernance, bien d’autres perspectives sur la gouvernance restent à ouvrir. En effet, la thématique de la gouvernance d’entreprise donne lieu à une reconsidération des fondements des mécanismes de gouvernement compte tenu de la concurrence d’efficience entre modèles de gouvernances (Bonnafous-Boucher, 2013)1. Cependant, la gouvernance de l’entreprise est généralement appréhendée, « comme l’ensemble des principes et règles qui dirigent et limitent l’action des dirigeants2 ». Le gouvernement est dans cette perspective, un mode de contrôle des managers par les actionnaires créanciers : « Le gouvernement est alors considéré comme un problème d’ajustement des intérêts entre management et actionnaires. […] Le profit réalisé sur le marché financier joue le rôle d’indicateur d’efficacité, ce qui conduit finalement à considérer le gouvernement comme le résultat technique d’une optimisation financière : coût d’agence contre profit dégagé3. » Si cette posture théorique limite la représentation des diversités institutionnelles de l’entreprise (internationalisation des marchés financiers, développement de l’appareil juridique et des droits boursiers, activisme de l’actionnariat), il n’en demeure pas moins qu’une approche restreinte du gouvernement prédomine même dans les théories de ceux qui la critiquent. En effet, la plupart des recherches en gouvernance d’entreprise se focalisent encore sur l’étude de la relation entre les différents mécanismes de contrôle (conseil d’administration, activisme des dirigeants) et sur leurs performances. Ce type d’études mobilise théoriquement la théorie de l’agence et méthodologiquement, des approches quantitatives. L’approche disciplinaire se basant sur les postulats de la théorie de l’agence et ses « avatars » (Wirtz, 2008)4 ont été les plus souvent utilisées par ces chercheurs. Toutefois, ces recherches n’ont pas réussi à aboutir à des résultats homogènes (présence des administrateurs indépendants dans les conseils, rémunération des dirigeants). C’est ainsi que Aguillera et al. (2008)5 parlent de « système fermé d’approches » dans le traitement des problématiques de gouvernance.

Quand bien même certains auteurs hétérodoxes tentent de sortir de cette fermeture, le traitement de la thématique reste concentré sur les relations entre actionnaires et dirigeants. Gérard Charreaux (1997)6 définit « le gouvernement des entreprises comme ce qui recouvre l’ensemble des mécanismes qui ont pour effet de délimiter les pouvoirs et d’influencer les décisions, autrement dit, qui gouvernent leur conduite et définissent leur espace discrétionnaire ». Pierre-Yves Gomez (1996) quant à lui, décrit « l’ensemble cohérent des dispositifs institutionnels de l’entreprise et des comportements qui permettent son fonctionnement » quand il traite de gouvernement d’entreprise. Il souligne encore une fois que le gouvernement s’oppose au management.

Olivier Pastré7 en 1994 prenait davantage de latitude en introduisant une approche historique. Il entendait par gouvernance d’entreprise : « l’ensemble des règles de fonctionnement et de contrôle qui régissent, dans un cadre historique donné, la vie des entreprises ». D’autres acceptions de ce type parcourent la littérature. Elles relèvent du courant institutionnaliste : ainsi celles de Monks & Minow (2001)8, de Scott (1998)9, de Norburn (1992)10. Pour Monks & Minow (2001), la gouvernance d’entreprise est un « système de relations entre différents participants visant à définir la direction et les performances des sociétés ». Pour Scott (1998), « un gouvernement d’entreprise est les institutions – l’ensemble des règles, incitations et comportements – qui sous-tendent la relation avec les investisseurs. Ce sont elles qui constituent le système de gouvernement d’une entreprise donnée. » Pour Norburn (1992), « le gouvernement des entreprises est un mécanisme structurel destiné à assurer durablement la prospérité de l’entreprise dans l’intérêt des actionnaires ». Mais, encore une fois, ces approches ne régénèrent pas le champ de recherche sur le gouvernement d’entreprise parce qu’elles ne l’inscrivent pas dans le faisceau de modèles de gouvernances existantes (Bonnafous-Boucher, 2013).

Quelques perspectives devraient être ouvertes : celles organisationnelles, pourraient mettre en évidence l’interdépendance avec les environnements. L’interdépendance entre différents environnements, contextes ou modèles de gouvernance permettrait d’apprécier les modèles de gouvernance les uns par rapport aux autres. Cette perspective rejoint ce qui a été avancé sur la coexistence de modèles hybrides de gouvernance d’entreprise. Ce type de perspective pourrait rallier les courants qui traitent des modèles de gouvernance du point de vue de « la durabilité » du système et non pas seulement du point de vue de la performance financière. La question est alors de savoir si l’activisme des parties prenantes ou celui des actionnaires permet d’identifier les modèles de gouvernance les plus efficients (Jeffer, 2005)11. Certains chercheurs soutiennent que l’activisme des actionnaires produit un modèle de gouvernance efficace. Gomez (2009)12 explique en se référant à l’hypothèse de « créance résiduelle » qu’à la différence des autres parties prenantes, les actionnaires n’ont aucune créance contractuelle qui leur garantisse une rémunération à l’avance. Ce qui fait d’eux les partenaires les plus soucieux pour maximiser les profits et éviter les erreurs de gestion. Toutefois, ceci présume un marché moins liquide d’une part et une participation conséquente dans le capital de telle façon que le gain marginal soit supérieur au coût marginal ou, en d’autres termes, les coûts d’agences soient inférieurs au bénéfice annuel attendu.
Les interactions qui peuvent exister entre argent (principalement les actionnaires) et pouvoir (celui des dirigeants) restent les deux axes majeurs pour configurer un modèle de gouvernance (Morin, 1996)13.
Hors de la littérature en sciences de gestion, la thématique de la gouvernance d’entreprise n’est pas reconnue et valorisée comme autant de clés de lecture valant pour comprendre, plus largement, les autres structures de décisions, dans d’autres organisations. Autrement dit, le modèle de gouvernance d’entreprise en sciences de gestion n’a peut-être pas assez développé une capacité réflexive à se resituer dans l’emboîtement entre structures et systèmes de gouvernance en gestation. La gouvernance d’entreprise peut-elle être pensée hors d’autres modèles de gouvernances publiques et mondiales ? A cet égard, beaucoup reste à faire. De quelles manières s’organisent les gouvernances publiques et privées ? De quelles manières s’emboîtent-elles? Comment des modèles hybrides de gouvernement d’organisations sont-ils mis en œuvre ? S’il existe des modèles de gouvernance en gestation (gouvernance supranationale, gouvernance régionale comme celle européenne, gouvernance territoriale, etc.), comment ceux-ci interfèrent-ils avec la gouvernance des entreprises multinationales par exemple ? L’hypothèse qui a pu être développée (Bonnafous-Boucher 2013, 2014)14 est que la théorie des parties prenantes contribue à penser cet emboîtement parce qu’elle est à la fois une théorie alternative à la structure orthodoxe de la gouvernance (théorie de l’agence) et une conception d’une société de parties prenantes engageant à repenser la nature de la société civile. En tout état de cause, la problématique de la gouvernance, si on ne l’appréhende pas de manière étroite, rend compte d’une reconsidération des modèles de gouvernement, qu’il s’agisse du gouvernement d’entreprise ou de tout autre modèle d’organisation. La gouvernance comme type de gouvernement donne à voir les tentatives d’élaboration de règles alternatives, supranationales et infranationales contribuant à bâtir des modèles et des systèmes de gouvernement propices à prendre acte des défaillances de l’État-Nation. Ainsi, en sciences politiques, les réflexions sur la gouvernance oscillent-elles généralement entre une théorie de l’État creux ou défaillant (Jessop et al.)15 et une valorisation de la puissance d’action des organisations de type M. Plus précisément, le concept de gouvernance rend compte d’une concurrence de conceptions sans précédent entre des domaines de gouvernement. Il donne à penser un contexte de recomposition des légitimités institutionnelles.

 Hazar Ben-Barka - Maître-assistant en Comptabilité, Institut Supérieur de Commerce et de Comptabilité de Bizerte, Université de Carthage. Chercheur associé-CEPN-CNRS-UMR 7234, Université Paris 13 Sorbonne Paris Cité.

Maria Bonnafous-Boucher - HDR de l'Université Paris Dauphine, Directeur de la recherche à Novancia Business School, Actuellement vice-Conseiller à l'Ambassade de France en Turquie.

1 Bonnafous-Boucher M, 2013, Habilitation à diriger les recherches, Université de Paris Dauphine, Institut de recherche sur le management de l'innovation, Titre : « La théorie des parties prenantes : d'une théorie locale à sa généralisation ».
2 Mercier S., 2004, « La théorie des parties prenantes : une synthèse de la littérature », séminaire de recherche de l'institut pour la recherche de la CDC CNAM.
3 Gomez P.-Y., 1996, Le gouvernement de l'entreprise, InterEditions.
4 Wirtz, P. 2008, Les meilleures pratiques de gouvernance de l'entreprise, La Découverte, Repère.
5 Aguilera, R. V., Filatotchev, I., Jackson, H. G. G. 2008. "An Organizational Approach to Comparative Corporate Governance: Costs, Contingencies, and Complementarities", Organization Science, Vol. 19, No. 3, May–June 2008, p. 475-492.
6 Charreaux, G. 1997, Le Gouvernement des entreprises, corporate governance, Théorie et Faits, Economica.
7 Pastré O., 1994, « Le gouvernement d'entreprise. Questions de méthodes et enjeux théoriques », Revue d'Économie financière, 1994, n° 31, p. 15-32.
8 Monks, R. A. G. and Minnow, N. 2001, Corporate Governance, Second Edition, Blackwell, Oxford.
9 Scott, K. 1998, "The Role Of Corporate Governance In South Korean Economic Reform", Journal of Applied Corporate, Vol 10, p. 8-15.
10 Norburn, D. 1992, "The young manager as a satellite camera", Management development Review, Vol 5.
11 Jeffers, E. 2005, "Corporate governance: Toward converging models?", Global Finance Journal, 16, p. 221-232.
12 Gomez, P-Y. 2009. « La gouvernance actionnariale et financière : une méprise théorique », Revue Française de Gestion, n° 198, 369-390.
13 Morin, F. 1996, «Privatisation et dévolution des pouvoirs: le modèle français du gouvernement d'entreprise», Revue économique, Vol 47, 6, p. 1253-1268.
14 Bonnafous-Boucher M. 2013, ibidem ; Bonnafous-Boucher M. & Rendtorff J, 2014, La théorie des parties prenantes, La Découverte, Repère
15 Jessop, B., Brenner, N. et Jones, M, 2008, « Theorizing sociopatial relations », Environment and planning, D. society and Space, Vol 26, p. 398-401.