Par Daniel BRETONES, Professeur affilié à l’IPAG, Membre du NIMEC, Université Le Havre Normandie

SILBERZAHN P., ROUSSET B. Stratégie modèle mental : Cracker enfin le code des organisations pour le remettre en mouvement, Eds Diateino,223 pages, 2019

Et si changer vos modèles mentaux vous permettait de trouver les solutions aux problèmes que vous rencontrez en entreprise ?

Si les entreprises ne veulent pas que le monde se construise sans elles, voire contre elles, les organisations doivent faire de la capacité à mettre à jour leurs modèles mentaux un objectif central de leur stratégie pour maintenir constamment une représentation efficace de la réalité.

Avec cet ouvrage, Philippe Silberzahn et Béatrice Rousset mettent en avant la notion de modèle mental en tant que clé d’action décisive pour permettre aux organisations de réussir leur transformation. Le modèle mental, c’est-à-dire la représentation de la réalité construite par l’organisation et ses collaborateurs, est resté trop longtemps ignoré par le management. Or, pour les auteurs, c’est précisément la capacité des organisations à mettre à jour leurs modèles mentaux qui doit devenir un objectif central de leur stratégie et la condition de leur action.

Fruit d’un long travail de recherche, nourri par l’expérience des auteurs auprès des dirigeants d’entreprises et illustré de nombreux exemples, l’ouvrage montre comment les modèles mentaux individuels et collectifs sont la source de blocage des organisations mais aussi le point d’entrée pour les remettre en mouvement. Il propose des modèles mentaux alternatifs inspirés des entrepreneurs et pose les bases d’une nouvelle compétence managériale dans laquelle le travail sur les modèles mentaux forme une composante essentielle de la stratégie.

RIFKIN J., Le New Deal Vert mondial : Pourquoi la civilisation fossile va s’effondrer d’ici 2028 et le plan économique pour sauver la vie sur Terre, Eds LLL, 304 pages, 2019

Après avoir théorisé la Troisième Révolution industrielle, Jeremy Rifkin développe son grand projet de New Deal vert mondial. Il s’agit d’un véritable plan de transformation de la société pour faire face au changement climatique en construisant un monde post-énergies fossiles.

Jeremy Rifkin, qui travaille main dans la main avec les gouvernements pour promouvoir cette nouvelle donne verte – aux États-Unis, en Europe ou en Chine – propose un véritable mode d’emploi. Un manuel de transition globale qui permettrait de produire 100 % de l’électricité à partir de sources propres et renouvelables ; d’améliorer et d’augmenter l’efficacité du réseau énergétique, du réseau des transports ou du secteur du bâtiment ; d’investir dans la recherche et le développement de technologies vertes ou de proposer de nouveaux emplois nés de cette nouvelle économie.

Le temps nous est compté et le consensus scientifique ne peut plus être remis en question : le dérèglement climatique dû à l’homme et issu de la combustion de matières fossiles va mener l’humanité à la sixième grande extinction de la vie sur Terre. Mais partout les solutions existent et sont à notre portée. Aujourd’hui, les intérêts des dirigeants politiques, économiques et financiers convergent avec ceux des citoyens : c’est ce que démontre le célèbre prospectiviste.

Jeremy Rifkin est l’un des penseurs de la société les plus populaires de notre temps, et l’auteur d’une vingtaine de best-sellers, dont Une nouvelle conscience pour un monde en criseL’Âge de l’accèsLa Fin du travailLa Troisième Révolution industrielle et La Nouvelle Société du coût marginal zéro (LLL). Ses livres ont été traduits en plus de trente-cinq langues.

NORDHAUS W., Le Casino Climatique : Risques, incertitudes et solutions économiques face à un monde en réchauffement, Eds Deboeck supérieur, 351 pages, 2019

Le prix Nobel d’économie 2018 analyse la politique et l’économie des questions environnementales majeures de notre temps et trace la voie vers de véritables solutions.

Le changement climatique est en train de modifier notre monde en profondeur, et ce, de diverses façons qui entraînent des risques dantesques pour les sociétés humaines et les systèmes naturels. Nous sommes entrés dans le « Casino climatique » et avons lancé les dés du réchauffement, avertit William Nordhaus. Mais nous avons encore le temps de tourner les talons et de sortir de ce casino. Dans cet ouvrage essentiel, l’auteur explique comment y parvenir.

Convoquant toutes les problématiques importantes qui s’articulent autour du débat sur le climat, Nordhaus décrit les aspects scientifiques, économiques et politiques en jeu… ainsi que les mesures nécessaires pour réduire les dangers du réchauffement climatique. Dans des termes accessibles à tout citoyen engagé et en prenant soin de présenter avec objectivité différents points de vue, il expose le problème de bout en bout : du début, le réchauffement trouvant son origine dans notre utilisation individuelle de l’énergie, à la fin, les sociétés employant les réglementations, taxes ou subventions pour réduire les émissions de gaz responsables du changement climatique.

Nordhaus propose une analyse nouvelle des raisons pour lesquelles les premières politiques, telles que le protocole de Kyoto, ont échoué à diminuer les émissions de dioxyde de carbone et autres gaz à effet de serre. Il démontre en quoi des approches neuves peuvent s’avérer fructueuses et quels outils politiques réduiront le plus efficacement les émissions. En résumé, il clarifie un problème central de notre époque et indique les prochaines mesures cruciales à prendre pour ralentir le réchauffement planétaire.

GAFFARD J-L, AMENDOLA M., SARACENO F ,  Le Temps retrouvé de l’économie, Eds Odile Jacob, 280 pages, 2020

Selon les auteurs, le  temps est ignoré des économistes, ou plutôt, dans la théorie néo-libérale, ses échelles sont indifférenciées entre les entrepreneurs, qui « créent » le futur, les investisseurs, qui le « planifient », et les régulateurs, qui en « encadrent » le cours. Les auteurs préconisent de modéliser les multiples temporalités des acteurs sociaux, et d’en saisir les potentialités et les contraintes. Ils revisitent les grandes problématiques actuellement débattues dans les milieux politiques et économiques : la régulation des différents marchés (industriel, financier, du travail…), les horizons des dettes publiques, les durées des responsabilités…  Cette incapacité des économistes libéraux et keynésiens à maîtriser les temporalités, est longuement dénoncée par les auteurs, qui y trouvent l’origine de l’instabilité croissante des économies et de la société. Ils s’opposent au modèle walrasien de l’équilibre général  comme à celui de l’Etat providence. Afin de limiter l’instabilité et l’incertitude, ils proposent que les  horloges respectives des entrepreneurs, des investisseurs et des pouvoirs publics, soient conjointement maîtrisées.

Jean-Luc Gaffard est professeur émérite à l'université Côte d'Azur, chercheur à l'OFCE-Sciences Po et à Skema Business School.

Francesco Saraceno est chercheur à l’OFCE.

Mario Amendola est professeur à luniversité Sapienza.

LORINO Philippe, Pragmatisme et étude des organisations, Eds Economica, 356 pages, 2020

Le livre démontre la pertinence du pragmatisme pour l’étude des organisations et de leur management, à l’ère de l’intelligence artificielle et de la mégadonnée. La pensée sur les organisations, de nature académique ou managériale, se partage en deux courants. D’une part, la vision dominante, qui relève du rationalisme cognitiviste, conçoit l’organisation comme une structure logique de traitement de l’information et de la décision, fondée sur des représentations rationnelles de l’action collective. D’autre part, de nouveaux courants de recherche montrent, depuis les années 1990, que cette approche rationaliste sous-estime la nature complexe, mouvante et incertaine des phénomènes organisationnels. Les approches pragmatiques de ces phénomènes   reposent sur une critique radicale des dualismes qui détournent les recherches sur l’organisation : pensée / action, représentation / réalité, conception / utilisation, décision / exécution, valeur / faits, fins / moyens etc… Le pragmatisme souligne l’importance de l’expérience vivante et propose une vision processuelle et relationnelle de l’organisation, vue comme « processus organisant», à la fois incertain et en mouvement, afin d’établir une compréhension collective et opérationnelle des situations rencontrées. Le livre présente les principaux concepts « pragmatistes » (médiation sémiotique, habitude, enquête, transaction, abduction, valuation) et les illustre à travers des exemples concrets inspirés de l’expérience managériale de l’auteur.

L’auteur est professeur émérite à l’ESSEC.

Par Jean-Jacques PLUCHART, Professeur des Universités émérite, Université Paris I Panthéon-Sorbonne

BREVE REVUE DE LA LITTERATURE FINANCIERE FRANCAISE PARUE EN 2019

L’année 2019 a été marquée par la parution de nombreux ouvrages en langue française consacrés aux nouvelles problématiques soulevées dans les milieux financiers. Par leur originalité ou leur profondeur, certains de ces livres méritent une attention particulière.

Dans « La Révolution de la finance » : Acte 2 (Odile Jacob), André LEVY-LANG s’interroge sur la confiance, qui constitue selon lui la « raison d’être » de la finance bancaire. Il observe qu’un « choc de confiance » oppose les réseaux bancaires aux réseaux sociaux. Les nouvelles crypto-monnaies peuvent-elles supplanter les véhicules classiques de la finance ? Le modèle de la banque universelle peut- il être remplacé par celui des plates-formes de socio-financement ou de prêt participatif  ?... L’auteur préconise des rapprochements – sous diverses formes – entre les banques, les GAFA et les fintechs.

Dans « Stratégie bancaire et réglementation » - De la contrainte à l'opportunité (Dunod), Camille BAUDOUIN explique que les pressions technologique et règlementaire remettent en question le modèle économique de la banque universelle, qui doit surmonter de plus en plus de contradictions : comment accumuler des informations sur les clients (selon le modèle KYC) tout en garantissant le respect de leur vie privée ? Comment les fidéliser avec des robots conversationnels ? Comment offrir des services innovants et accumuler des réserves avec des marges de plus en plus réduites ? Comment à la fois rivaliser et coopérer avec les fintechs ?...

Dans « Règlementations bancaires et financières depuis 2008 » (Maxima), Pierre DEBLY met en lumière les insuffisances de la régulation financière instaurée depuis la crise de 2008. De nouvelles réglementations s’imposent afin d’encadrer le développement des crypto-monnaies, la multiplication des plates-formes de paiement et de financement, l’exploitation de la blockchain, certains biais de l’intelligence artificielle, la protection des données personnelles…

Dans le dossier « La Finance mutualiste de la Revue d’économie financière » (n° 134), Michel ROUX (coordinateur) mesure les forces et les faiblesses de la banque et de l’assurance mutualistes, dans le contexte actuel de digitalisation de la finance. Les mutuelles échappent à l’instabilité du marché boursier et à l’infidélité du client ; le sociétaire de la mutuelle est « à la fois associé et client, assureur et assuré », mais le développement (notamment international) de la mutuelle ne peut être assuré par des appels à l’épargne publique.

Dans le dossier « Finance et fiscalité de la Revue d’économie financière » (n* 151), Jean BOISSINOT et Michel TALY (directeurs) analysent « les comportements improbables mais fusionnels du couple finance et fiscalité ». La première finance les investissements et la consommation des entreprises et des ménages, tandis que la seconde couvre les dépenses publiques et son endettement. Depuis la crise de 2008, leurs rapports sont modifiés par la chute des taux d’intérêt, le développement des fintechs et les apports de l’intelligence artificielle.

Dans « Comment les années DRAGHI ont changé la Banque Centrale Européenne » (Editions Bréal), Laetitia BALDESCHI, Juliette COHEN et Bastien DRUT rappellent les défis qui ont été relevés par le directoire animé par Mario DRAGHI : la crise de la zone euro, l’évaporation de l’inflation, la prise de mesures non conventionnelles pour « sauver l’euro », la fixation de taux négatifs, l’ assouplissement quantitatif … L’ère DRAGHI a été également marquée par une politique de communication personnalisée et innovante (indications prospectives , par une nouvelle supervision bancaire et par des dispositifs novateurs de financement du changement climatique. Les auteurs s’interrogent en conclusion sur les options stratégiques offertes à Christine LAGARDE.

Dans « Chroniques de finance et de gouvernance d’entreprise » (Editions EMS), le professeur émérite Michel ALBOUY livre ses réflexions sur les problématiques contemporaines de finance et de gouvernance des grandes entreprises. Il dénonce certaines dérives du système néo-libéral et les excès de certains acteurs économiques, mais il défend le système classique de gouvernance actionnariale face aux nouveaux statuts d’entreprise à raison d’être et à mission. Les chroniques sont consacrées aux relations entre l’actionnaire et le manager, à l’Etat actionnaire et à ses contradictions, aux fusions-acquisitions et à l’activisme actionnarial, aux entreprises high-techs, aux dividendes des entreprises, à la gouvernance et à la réforme de l’entreprise, aux dérives du système financier et de ses valeurs.

Dans « La descente aux enfers de la finance » (editions PUF), Georges UGEUX revient sur les dérives du système financier observées depuis 2008, qu’il attribue à des défaillances de toutes natures, à la fois publiques et privées, micro et macroéconomiques, règlementaires et comportementales. Chaque épisode depuis la chute de Lehman Brothers est illustré d’instantanés tirés de son blog sur le Journal Le Monde. Il porte un regard de plus en plus critique et inquiet sur les actions des Etats surendettés et des banques centrales initiatrices de taux négatifs et d’achats massifs d’obligations souveraines.

Dans « Les marchés ont toujours raison » (Editions L’Harmattan), Alain FIORUCCI présente une vision originale des marchés financiers. Il soutient notamment qu’ils ont de moins en moins d’influence sur la conjoncture économique. Les cotations des actions et des obligations sont influencées à court terme par certains événements politiques ou économiques - notamment par les décisions de la Banque Centrale Européenne – mais elles n’en infléchissent pas le cours. L’auteur en déduit qu’un assouplissement de la rigueur budgétaire assurée par les Etats européens et un creusement de leurs dettes auraient peu d’influence sur les marchés.

Dans « La fabrique juridique des swaps » (presses de Sciences Po), Pascal CORNUT ST-PIERRE rappelle que l’encours des swaps (introduits en 1980) représente plus de six fois la valeur de la production mondiale. Ces produits dérivés transnationaux – dont la nature juridique reste ambigüe - sont utiles pour gérer les risques financiers et assurer la liquidité des marchés, mais ils sont également des instruments de spéculation eux -mêmes porteurs de risques systémiques.

Dans « La Communication financière » (Editions Pearson), Jean-Yves LEGER montre que la communication financière et extra-financière présente des atouts : économique, commercial et relationnel pour l’entreprise, d’autant plus importants que la valeur de cette dernière repose de plus en plus sur ses actifs immatériels, et notamment sur son image auprès de ses parties prenantes. Mais les techniques de communication ont été bouleversées par les réseaux sociaux et l’Intelligence artificielle.

Dans « Rester riche. Enquête sur les gestionnaires de fortune et leurs clients » (éditions Le bord de l’eau), Camille HERLIN-GIRET restitue une enquête sociologique originale sur les gestionnaires français de patrimoines et leurs riches clients. Le métier de conseiller patrimonial regroupe environ 20 000 salariés bancaires et experts indépendants. L’auteure révèle la diversité des origines et des compositions des fortunes gérées, ainsi que des dispositifs mis en oeuvre pour en assurer le développement ou simplement, la préservation. Le conseil fluctue en fonction des lois de finance et des prix sur les marchés financiers, de l’immobilier et de l’art. L’exercice du métier (le « travail du capital ») est régi par trois principes : le contrôle, la mesure et le secret.

Dans « Transformation des entreprises. Les métiers du conseil, chiffre et du droit à l’ère phygitale » (Editions Vuibert), André-Paul BAHUON et Jean-Jacques PLUCHART montrent que les entreprises sont engagées au XXIe siècle dans des processus sans précédent de révision de leurs modèles de création de valeur, de transformation de leurs structures et de mutation de leurs valeurs socioculturelles. Le premier cercle des accompagnants des PME mobilise les métiers du chiffre, du droit et du conseil en management. Ces métiers portent sur une information économique, juridique et organisationnelle, qui était jusqu’à présent fragmentaire et statique, et qui devient, sous l’effet de l’intelligence artificielle et du big data, exhaustive et dynamique.

KEEN Steve, L’imposture économique, L'atelier, 852 pages – 2017.

L’ouvrage au titre provocateur : « L’imposture économique », réédité en 2019 et traduit de l’ouvrage original « Debunking Economics : The naked emperor of the social sciences », a connu un succès mondial. Keen, professeur d’économie et de finance de l’université de Kingston à Londres, est un des principaux chefs de file des économistes hétérodoxes. A partir d’une analyse critique du célèbre manuel de macroéconomie rédigé par Samuelson, Keen procède à une déconstruction systématique des fondamentaux de l’école économique néo-classique. Il déplore « l’incroyable inertie de la théorie économique au regard des sciences dures, telles que les sciences physiques ». Son livre a suscité de vastes débats au sein des communautés académiques et des milieux d’experts.

Keen dénonce la fragilité du premier pilier de la théorie néoclassique, en montrant que pour passer de l’analyse des comportements individuels de consommation (la microéconomie) à celle de l’ensemble des acteurs économiques (la macroéconomie), afin d’asseoir la « théorie des prix d’équilibre », les théoriciens néoclassiques ont dû adopter deux hypothèses qu’il juge « invraisemblables et contradictoires » : tous les consommateurs doivent avoir les mêmes goûts et ces goûts ne doivent pas changer quand leur revenu varie. Ces hypothèses n’étant pas vérifiées, il en conclut qu’en l’absence de concurrence pure et parfaite, la courbe de la demande - n’a aucune raison d’être décroissante quand le prix augmente. Elle peut avoir n’importe quelle forme. Keen critique ainsi la théorie de l’équilibre général posée par Walras et le théorème « Sonnenschein-Mantel-Debreu ». Ces théoriciens de l’équilibre général ont eux-mêmes admis que l’élasticité de la demande par rapport au prix n’était pas toujours négative et que, paradoxalement, la « loi n’est vraie que si on est déjà à l’équilibre ». Keen en déduit également que l’invalidation de la « loi de la demande » entraîne logiquement celle du principe (posé par Adam Smith) selon lequel « une économie de marché concurrentiel maximise le bien-être social ». Il constate donc que « les inégalités de revenus sont collectivement optimales ».

Keen critique également la courbe de l’offre, sur laquelle repose l’analyse de la production. Il observe que dans la plupart des cas – et notamment dans l’économie digitale -, la courbe du coût marginal n’est pas croissante mais décroissante, et qu’elle peut même tendre vers 0. Il soutient que « seules les marchandises qui ne peuvent être produites dans des usines (comme le pétrole) sont susceptibles d’avoir des coûts de production qui se comportent selon les attentes des économistes néo-classiques ».

Keen déconstruit ensuite le troisième pilier de la théorie néoclassique, selon lequel le coût marginal est croissant lorsque les quantités produites augmentent, tandis que l’offre et la demande répondent à des comportements indépendants les uns des autres. Il montre, enquêtes à l’appui, que dans la plupart des cas, les coûts de production sont en réalité constants ou décroissants, et que la hausse des coûts est due à d’autres facteurs, de nature sociale ou environnementale. Keen conteste le raisonnement néo-classique selon lequel le prix doit correspondre à l’utilité marginale obtenue par la consommation du dernier bien acheté, mais il doit aussi être égal à la recette marginale obtenue par le producteur pour la dernière unité de production vendue. Cette condition ne peut être remplie que sur un marché en situation de concurrence parfaite. Il prétend que « les coûts de production sont normalement constants ou décroissants pour la grande majorité des biens manufacturés, de telle sorte que la courbe de coût moyen - et même celle de coût marginal – est normalement plate ou décroissante ». Keen réfute au passage le traitement du travail comme une marchandise, assurant que les néoclassiques sont incapables d’expliquer le chômage autrement que par un arbitrage des individus en faveur du loisir au détriment du salaire. Aussi Keen s’interroge-t-il : « Comment quelqu’un peut-il profiter du temps de loisir sans revenu ? ».

Keen a été rendu célèbre en 2007 par sa prédiction de l’imminence d’une crise financière mondiale. Il prévoit aujourd’hui une nouvelle crise majeure dans les cinq ans, provoquée par l’éclatement de la bulle spéculative due à une accumulation des dettes publiques et privées. Selon lui, la plupart des modèles orthodoxes sous-estiment les rôles du crédit et de la monnaie, en omettant de faire apparaître les banquiers dans les transactions marchandes. Les économistes alignés évoluent dans « un univers sans monnaie et sans secteur bancaire, où le capital s’accumule tout seul sans être produit par personne... ». Keen préconise l’établissement d’une « économie monétaire de production » qui réintègre le crédit comme principe actif dans les circuits économiques. Keen prévient par un discours prémonitoire : « la monnaie empruntée pour acheter des actifs immobiliers et financiers existants s’ajoute à la dette de la société sans pour autant augmenter ses capacités productives » et « le danger survient quand le taux de croissance de la dette devient le déterminant décisif de la demande globale – comme c’est le cas dans l’économie à la Ponzi que sont devenus les États-Unis ». « Quand les crédits sont octroyés pour la consommation ou pour l’investissement, la dette peut rester sous contrôle. Mais quand les prêts sont accordés pour spéculer sur les prix des actifs, la dette tend à s’accroître plus rapidement que le revenu ». Keen tire trois enseignements de ces constats. Le premier est la confirmation que la monnaie est endogène au système économique, elle est créée à sa demande. Le deuxième est que la monnaie est indispensable à l’accumulation, mais sa non-maîtrise peut conduire aux catastrophes. Le troisième est celui apporté par Irving Fisher qui reconnait que « le marché n’est jamais à l’équilibre, et que les dettes peuvent ne pas être remboursées, non seulement par quelques individus, mais même de manière massive ». Keen pose alors la question : « les crises financières auraient-elles leur source uniquement dans la finance ou dans l’évolution des rapports sociaux dans le système productif » ?

Keen montre par ailleurs comment la pensée néoclassique ignore certaines leçons de Keynes et néglige parfois le rôle de l'incertitude et des anticipations dans certains comportements économiques. Il critique également la « loi des débouchés » de Jean Baptiste Say – déjà contestée par les marxistes et les keynésiens - car les revenus issus de la production ne se transforment pas nécessairement en achats, en raison de la préférence pour la liquidité. Les revenus (comme les profits) étant distribués après la vente, ne contribuent qu’a posteriori au pouvoir d’achat des consommateurs dans une économie en croissance. Il conteste également le système de comptabilité sociale qui fonde la théorie de Karl Marx, en soutenant que, dans la nouvelle économie, le capital productif crée généralement de la valeur au-delà de sa durée normale de dépréciation…

Les dernières pages du livre de Keen sont consacrées à la présentation de plusieurs écoles de pensée alternatives, qui sont critiquées ou ignorées par la plupart des chercheurs académiques et des décideurs politiques. Il cite notamment l’école autrichienne (animée par Menger et Von Mises), qui est centrée sur l’entrepreneur ; l'école post-keynésienne (représentée par Kalecki et Minsky), qui souligne l'importance de l'incertitude ; l'école de Sraffa, qui repose sur le concept de production des marchandises par des marchandises ; la théorie de la complexité (avec Mandelbraut et Morin) et l'éconophysique (avec Farjoun et et Machover), qui appliquent à l’économie les techniques de la dynamique non linéaire, de la théorie du chaos et de la physique ; l'école évolutionniste (avec Nelson et Winter), qui traite l'économie comme un système darwinien. Mais bien que créatifs, Keen reconnait que ces courants de pensée ne parviennent toujours pas à expliquer les contradictions et les paradoxes qui opposent la micro et la macroéconomie, l’économie d’entreprise et l’économie publique, l’économie de marché et l’économie du bien commun.