La littérature économique française a été récemment marquée par la parution d’ouvrages et d’articles s’interrogeant sur la difficulté - sinon sur l’impossibilité – des sciences économiques à expliquer et à prévenir les « cygnes noirs » (au sens de Taleb) qu’ont été les dernières crises de 2008, 2010, 2020 et 2022. Les auteurs divergent sur les causes du phénomène : les querelles entre les chercheurs quantitativistes et qualitativistes, selon Robert Boyer ; la fracture entre les « actifs-idéalistes » néo-keynésiens et les « passifs-matérialistes » néo-friedmaniens, selon Jean-Marc Daniel ; les tensions entre les homo oeconomicus et les Homo Strategicus selon Alain-Charles Martinet… Les questions posées et les critiques formulées par les auteurs révèlent les mouvements profonds qui sapent actuellement les fondations scientifiques des économies et des sociétés contemporaines.

BOYER Robert, Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? Épistémologie de l’économie, Eds de la Sorbonne, déc 2022, 120 pages.

Le titre de cet opuscule évoque plutôt une thèse de doctorat ou une épreuve d’agrégation qu’un essai critique sur les mutations en cours des sciences économiques. Il faut toute l’expérience et l’autorité académique de l’auteur pour évaluer la portée et les limites des multiples courants actuels de la recherche en économie. Sa réflexion, illustrée de nombreux schémas et restituée dans un style didactique, répond opportunément aux interrogations partagées par les chercheurs, les enseignants, les experts, les praticiens (notamment financiers) et les étudiants.
Robert Boyer rappelle que l’économie politique a connu une succession de courants de recherche – physiocrate, mercantiliste, marxiste, classique, monétariste, évolutionniste, friedmanien, keynésien, nouveaux classiques…), qui ont proposé des modèles analysant les effets de différents facteurs sur la stabilité économique (effets Keynes, Pigou, Mundell, Fisher, Harrod, Kaldor…). Ces modèles ont présenté des formes axiomatique (comme le modèle de la théorie générale de Walras et Debreu ou le modèle IS-LM de Hicks), conditionnelle (le modèle d’asymétrie d’information d’Akerlof) ou historique et empirique (la plupart des modèles macro-économiques). La multiplication des hypothèses testées dans des contextes et sur des territoires différents, a entraîné une balkanisation des sciences économiques, qui se sont fragmentées en sciences expérimentale (Smith), comportementale (Thaler), à expérimentations contrôlées (Duflo), des données (Heckman), à agents hétérogènes (Nelson et Winter), écologique (Nordhaus), institutionnelle (Ostrom)… Cette fragmentation a été favorisée par le développement de l’Intelligence Artificielle et des bases de données, dont la sophistication a spécialisé les fonctions des économistes (chercheurs académiques, experts et consultants des institutions publiques et des groupes privés). Ils ont exercé des rôles croissants de conseil et de prescripteurs auprès des décideurs. Les progrès des mathématiques financières (notamment après la diffusion de l’équation de Black et Scholes) ont favorisé l’expansion du capitalisme financier, mais aussi la hiérarchisation des enseignants-chercheurs.
Mais ces approches purement quantitatives des phénomènes économiques et sociaux, n’ont pas permis de prévenir et de mesurer les effets des crises de 2008 (subprimes), 2010 (Grèce), 2020 (endettement dû à la pandémie) et 2021 (énergie). Cette « incertitude radicale » attachée à ces « cygnes noirs » (Taleb) s’est étendue aux « cygnes verts » (Zizek) pesant sur le réchauffement climatique. C’est pourquoi Robert Boyer suggère une meilleure réflexivité des chercheurs sur leurs pratiques, un « aggiornamento » des théories purement quantitatives et une transversalisation de la recherche en économie.

Robert Boyer est un économiste français ex. Directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales. Auteur de nombreux ouvrages et articles scientifiques, il a été l'un des principaux théoriciens de l'école de la régulation.

DANIEL Jean-Marc, Redécouvrir les physiocrates, Pour une écologie libérale, Odile Jacob, déc 2022, 212 p.

Dans son dernier livre, J-M. Daniel (prix Turgot 2012) plaide en faveur d’un passage du keynésianisme au « quesnaysianisme ». L’auteur s’efforce de réhabiliter la théorie physiocratique inspirée par Cantillon et développée au 18e siècle par Quesnay, Dupont de Nemours et Turgot. Il en rappelle les principes scientifiques fondés sur le travail, qui doit « respecter l’ordre naturel   sans impliquer un culte de la nature ni une révérence artificielle à son égard ». J-M. Daniel qualifie la forme actuelle de ce culte de « pagano-gauchisme ». L’ordre naturel repose sur le travail de la terre, mais aussi sur le droit à la propriété, la concurrence entre les producteurs, la libre circulation des richesses (le « laisser faire, laisser passer ») et la neutralité de la monnaie. Les physiocrates soutiennent que « la force de l’agriculture, c’est qu’elle convertit le soleil en produits de consommation courante ».
J-M. Daniel analyse le rôle exercé par Turgot en qualité de contrôleur général des finances de Louis XVI et d’inspirateur d’Adam Smith, puis il retrace les débats qui ont opposé les économistes les plus illustres sur les principes physiocratiques. Le livre montre que ces derniers conservent aujourd’hui toute leur validité et constitue une clé aux problèmes soulevés par le réchauffement climatique et la pollution de la nature. Comme les physiocrates, il affiche sa préférence pour les « passifs-matérialistes », défenseurs de l’économie de marché, contre les « actifs-idéalistes », partisans d’une décroissance malthusienne ou d’un Etat keynésien portant atteinte à la concurrence et à la propriété.  L’auteur rappelle les propositions en faveur d’une écologie libérale formulées par Christian Gollier (prix Turgot 2019) et appelle à un « renouveau physiocratique ».

J-M. Daniel, professeur émérite à l’ESCP BS, témoigne à nouveau dans ce livre de sa vaste culture historique et contemporaine, ainsi que de sa maitrise d’un style à la fois vivant et pédagogique.

MARTINET Alain-Charles, Homo Strategicus. Capitalisme liquide, destruction créatrice et mondes habitables, EMS, déc. 2022, 224 p.

Dans son dernier livre, le professeur Alain-Charles Martinet, qui est une des grandes figures du management stratégique des entreprises depuis quarante ans, ne dresse pas qu’un état de l’art sur sa discipline ou qu’un diagnostic des pratiques managériales, il livre surtout sa réflexion, à la fois profonde et érudite, sur les mutations des institutions, des organisations et de la société (principalement françaises). Il s’efforce désespérément de trouver un sens à l’évolution de la pensée stratégique depuis un demi-siècle. Il constate que la financiarisation et la « marchéisation » des activités des entreprises - mais aussi de l’Etat, des collectivités territoriales et des associations - ont conduit rapidement à l’effacement de la réflexion stratégique et du capitalisme managérial, au profit de l’économie numérique et d’un « capitalisme liquide ». Depuis les années 1980 - et malgré les crises financières de 2008 et pandémique de 2020, l’homo strategicus et l’État providence issu de la théorie keynésienne, n’ont pu éviter le retour de l’homo oeconomicus en quête d’utilité immédiate et inspiré par la doctrine libérale d’Hayek et de Friedman. Cette dernière, conjuguée à l’heuristique de la « destruction créatrice » de Schumpeter, conduit à exposer l’entreprise, l’Etat et la société civile, à de plus en plus de risques environnementaux et sociaux. Ces risques revêtent des formes de délitement social, de désaffection du politique et de comportements opportunistes de la part de nombreux acteurs sociaux. Les avancées des théories et des pratiques en faveur du développement durable et de la responsabilité sociale de l’entreprise, sont encore insuffisantes pour restaurer un management plus éthique et plus humain, face à une gestion encore systématisée, financiarisée et spéculative. L’auteur rappelle opportunément que cette propension strictement quantitativiste a également gagné le monde des chercheurs en économie et en management, depuis la réunion de l’Académie du Management à Pittsburgh en 1978.
En bon disciple de François Perroux, Alain-Charles Martinet esquisse une nouvelle figure de l’l’homo oeconomicus, avance des concepts-repères et propose une épistémologie pragmatique adaptée à une nouvelle réflexion stratégique. Cette figure doit privilégier le long terme, développer ses capacités à maîtriser la complexité des structures et des situations, ainsi que renforcer son aptitude à rééquilibrer les relations entre l’entreprise, l’État et la planète.
L’ouvrage atteste de la pertinence des nombreux travaux de recherche d’Alain-Charles Martinet et de ceux de ses meilleurs élèves. Il témoigne également de la vaste culture de son auteur et de la virtuosité de son style.

Professeur émérite à l'Université Jean- Moulin de Lyon, Alain-Charles Martinet a été Professeur invité aux universités de Genève et de Lugano. Il a été cofondateur et directeur de l'UMR Euristik (CNRS-Lyon 3) ainsi que du programme doctoral de gestion de l’IAE Lyon-EM Lyon. Il a présidé l'Association Internationale de Management Stratégique et la Société Française de Management.